* * *

C'est le jour de l'enterrement de mon patron à Monaco, le grand impresario de plus grands orchestres et chefs d'orchestre du monde. Il était singulier et extraordinaire dans la mort, comme dans la vie. Il mourait au moins une fois par semaine, mais il a réussi à nous surprendre par sa fin incongrue.

Huit personnes assistent à son enterrement, seulement des gens de son agence artistique "Phoenix" de Monaco, moi incluse. Il n'avait ni amis, ni famille et ses parents étaient décédés. Le corps de son petit ami Demis a été récupéré par sa famille pour être enterré en Grèce.

Mme Duval, la directrice administrative a apporté un bouquet de chrysanthèmes blancs.

"Des chrysanthèmes blancs et le Kyrie de la Messe en Si de Bach, en aucun cas la Marche Funèbre de Mendelssohn" - sa voix dramatique et macabre résonne encore dans ma tête. Il répétait toujours cette phrase pendant les innombrables scènes de mort qu'il nous faisait vivre.

"Bach?!" - j'entends ce murmure frémir et faire le tour du petit cortège funèbre comme un sifflement du vent suivi par une onde d'haussements d'épaules et une confusion pénible, comme si nous avions peur qu'il se lève de sa tombe pour nous réprimander.
Personne n'a pensé à Bach.

Après avoir organisé méticuleusement des centaines de concerts et des productions d'opéras et ballets partout en Europe et Amérique du Sud pendant 25 ans, son agence a manqué la simple organisation de son propre enterrement au cimetière de Monaco, à 5 km du bureau.

Pas même une fugue de Bach n'accompagnait son départ de ce monde.

Lui, dont la musique était toute la vie faisait ses Adieux dans un silence profond. Seul le vent égaré dans les branches des arbres sifflait un air triste. Le ciel était lourd et gris comme du plomb. Personne ne pleurait, mais nous avions tous sombrés dans des pensées lourdes comme le ciel.

Je jette une poignée de terre sur son cercueil et l'observe glisser lentement au fond du trou obscur.

"Poussière tu nais, poussière tu redeviens !" j'entends la voix monotone du prêtre qui termine sa prière.

"Poussière tu nais, poussière tu redeviens !" retentie en moi l'humiliation finale de celui qui voulait vaincre le destin et avoir un contrôle total sur la vie et sur les circonstances avec l'aide de forces métaphysiques et occultes.

Mais la vie, tenace et insoumise, continuait après lui, comme elle continuera après nous qui sommes là, autour de sa tombe.

Car, l'unique manière de vaincre la mort est
de laisser une trace derrière soi,
une trace avec son œuvre,
une trace dans un sourire d'enfant qui ressemble au nôtre
et à travers lequel on touche l'éternité.

* * *

Tout a commencé il y a trois ans, un jour de janvier, à Monaco.

J'avais postulé dans une agence artistique à Monaco qui recherchait une collaboratrice polyglotte, parlant le russe aussi, pour l'organisation des concerts de musique classique.

J'avais perdu mon fiancé et l'enfant dont jétais enceinte dans un accident de voiture en Autriche, et je voulais changer de vie.
J'avais tout abandonné - mon agence de voyage à Vienne, mes amis, mon appartement et je me suis installée à Nice, dans le petit pied-à-terre que je possédais pour les vacances.

Je voulais tout oublier et tout recommencer.
Pendant de longs mois j'étais noyée dans une stupeur, dont seul la beauté de la nature et le soleil parvenaient à me sortir.
J'allais à pied jusquà la Promenade des Anglais, je m'asseyais sur une chaise bleue devant l'hôtel Méridien et je contemplais pendant des heures la mer et le soleil, ou je me baladais par les chemins du bord de mer à Cap Ferrat, Antibes ou Cap dAil, la tête vide, les yeux pleins de beauté.

Allongée dans l'herbe, je restais observer les fourmis affairées autour de grains plus grands qu'elles, à perdre mon regard dans l'infini du ciel bleu, à ausculter le bourdonnement des insectes, me faire bercer par le craquettement monotone des cigales, à écouter l'orchestre de la nature jouer son hymne à la vie.

La nature dans sa beauté était si parfaite et toute-puissante, que mon existence ici et maintenant se réduisait à sa juste mesure et pesait moins lourd sur mes épaules.

Au bout d'un certain temps, je suis arrivée à m'oublier, à effacer mes souvenirs, à vivre simplement en unisson avec la nature.
J'ai connu un homme qui m'a plu et son amour inopiné ma bousculée de ma torpeur et redonné le goût de la vie.

* * *

...

- Ah oui Inochka. Je pensais à Prokofiev. C'était un ami. Il était en disgrâce comme Chostakovitch, tu le sais. Une fois alors que j'étais chez lui, il était malade et m'a demandé de préparer le thé. Je suis allé dans la cuisine et j'ai cherché du sucre. J'ai ouvert tous les placards. Ils étaient vides. Dans toute la cuisine il y avait seulement une tranche de pain dure comme de la pierre et du thé. Je n'ai lui rien dit. Lui non plus. Il s'est excusé seulement de ne pas avoir de sucre. J'ai compris, qu'il avait honte.

Le lendemain, j'ai sollicité tous mes collègues du conservatoire pour recueillir de l'argent et le lui donner. Ils ne se rendaient pas compte que Prokofiev ne mangeait pas à sa faim.

Un silence profond et douloureux rempli lespace. Je suis abasourdie.

- C'était une période dure, il était banni, considéré par les autorités comme un compositeur décadent, sans talent, etc. Il vivait dans une misère profonde, mais il n'a rien dit à personne, il ne s'est jamais plaint. La dignité humaine Inochka, n'a pas de prix. Celui qui l'en a est prêt de périr plutôt, que d'en renoncer.

* * *

- Inochka, tu ne sais pas ce que nous avions vécus à l'époque du communisme Prokofiev, Chostakovitch et millier dautres artistes, moins connus, mais grands.

Le rejet de notre art, la critique publique dévastatrice et honteuse, l'humiliation, l'isolation, la misère, la faim, oui la faim. Mais la faim était moins dure de supporter, que l'isolation et le rejet.

Quand Olya et moi étions en disgrâce, quand nos passeports ont été confisqués et nos engagements annulés en Russie et à l'étranger, la majorité de nos collègues et "amis" nous ont tourné le dos. Dans la rue ils fessaient semblant de ne pas nous connaître. Nos lettres arrivaient ouvertes au début ou n'arrivaient pas du tout. Les murs avaient des oreilles, on disait souvent à cette époque. C'était la psycho-terreur partout. Les gens avaient peur de tout. On pouvait aller en prisions pour une blague. Je les comprenais, mais je souffrais pour eux aussi, pour leur manque d'honnêteté artistique et humaine et de courage pour défendre leur art et leurs convictions, pour la trahison. Oui, ce courage coutait cher, parfois la vie même. Je le comprenais, mais n'empêche, cela me faisais mal.
Moi, j'ai toujours défendu mes convictions, coute que ça coute. Je ne pouvais pas autrement. Quand nous étions expulsés de la Russie, Olya, moi et les filles, après un an de disolation total, rejet et misère, nous étions convaincus, que c'était la fin.
Nous avions pris l'avion pour Londres catastrophés, nous demandant de quoi nous allions vivre et ou. Arrivés à Londres, sortant de l'avion, nous étions éblouis par les flashes des photographes.
T'imagine le choc ! Centaines de journalistes et photographes nous attendaient. Nous sommes partis honnis et bannis et nous sommes arrivés héros malgré nous à Londres. La misère et la gloire, parfois c'est un rien qui les sépare.

J'écoutais bouleversée. Maestro parlait avec une voix calme et triste, absorbé dans ses souvenirs douloureux.

-Et tu sais ce qui me fait mal encore ? Quand, après la chute du Mur de Berlin, jai été réhabilité et suis retourné en Russie, ce même gens qui mont excommunié alors, étaient là pour m'acclamer, comme si rien n'était. Cela m'a fait mal de le voir me tendre la main, alors qu'à l'époque je leur tendais la mienne et elle restait vide, figée en air. Je leur ai serré la main, je leur ai pardonné, mais leur trahison me fait mal, n'empêche. C'est une double, même triple trahison. De moi à l'époque, d'eux même aujourdhui et de la dignité humaine en général. J'ai pardonné, mais cest dur d'oublier.

Il s'était accroupi sur le sofa, tant le poids de souvenir était lourd. J'étais muette d'émotion.

-Je suis fatigué Inotchka. Je vais me reposer. Je te donnerai les lettres plus tard. Tu peux partir.

Je lui range les coussins et le couvre avec un plaid .
- Merci lapochka. Toi, tu ne me demande rien, tu écoute seulement et tu comprends. C'est reposant ça.

* * *

La première de "Romeo et Juliette" se termine dans la salle du théâtre à Sao Paolo.
Je suis toute crispée, survoltée.

C'est la première production de ma société "Phoenix" de Monaco, renait de ses cendres. Le nom lui allait bien finalement, comme si M. Shlomsky avait prévu le destin de sa société, on lui donnant ce nom symbolique à sa naissance.

Malgré toute aide et soutien de Maestro Sergeevich et de toute l'équipe de "Phoenix", sauf Donatella qui était parti, je n'étais pas sûre de la réussite.

Le rideau tombe.
Un profond silence remplit la salle.
Je retiens mon souffle.
C'est l'attente interminable.
C'est la terreur pure.

Roger me serre la main pour m'encourager. Pour première fois je vois Giorgio très tondu. Je récupère tout mon courage et me retourne vers le public pour voir sa réaction.

Un tonnerre d'applaudissements éclate dans la salle.

Je reste figée. Mes larmes coulent toutes seules.
Quelle beauté. Des visages rayonnant d'enthousiasme, des applaudissements frénétiques, des cris "Bravo", le délire.

Mes poumons se remplissent. Je respire enfin librement. J'embrasse Roger et Giorgio.

Le rideau se lève, la scène se remplit d'artistes, le Maestro monte sur la scène et me fait signe de monter.
J'hésite. Il insiste.
Je monte, je vais vers lui.
Il m'embrasse :
-Cest un grand succès, lapochka! Je te lavais dit!
-Merci infiniment, cher Vanya. Cest grâce à vous!
-Et à toi, lapochka!
-Et au "Phoenix"!

Et à M. Schlomsky, je pense sans rien dire. Je le remercie intimement, dans mon cœur et lui dédie ma première production.

Vanya me serre la main. Je me tourne vers le public et je m'incline profondément, avec humilité, devant le public, devant le destin qui m'a donné cette chance, devant le génie de Prokofiev, devant le génie de Maestro Sergeevich, devant le génie de tous les grands artistes connus et inconnus et leurs sacrifices pour l'art, devant le génie humain, devant l'art...

L'art qui nous aide à "ne pas périr de la vérité". *

L'art éternel.

FIN

"En passant"

"Tout ira bien"